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09/03/2017

Le taulard et la fleuriste

Cela faisait deux semaines que, tous les jours, ou presque, René Delatour était transféré de sa cellule au Palais de Justice pour un interminable procès ; et il commençait à en avoir assez.

 

D’abord, il devait se soumettre au rituel de la fouille. Ensuite, on lui mettait des menottes et on le faisait monter dans un fourgon crasseux et malodorant. Invariablement, le gardien qui l’accompagnait faisait la même plaisanterie : « Alors, Delatour, content de faire un petit tour ? » et il en riait longtemps, tout seul.

 

Le trajet aussi était monotone. René ne pouvait évidemment rien voir des rues que le véhicule empruntait, mais les bruits qui lui parvenaient de l’extérieur et les réactions du conducteur faisaient qu’il savait toujours à quel endroit de la ville il se trouvait. « Il a ralenti, puis a rapidement repris de la vitesse : on doit se trouver aux feux tricolores de l’avenue Foch. ». « Cette odeur de fruits et légumes : on est à la hauteur du marché de la place Jules Ferry »…

 

Monotone et pénible : René avait l’impression de sentir le regard hostile que les passants devaient porter sur le véhicule dans lequel il se trouvait. Et puis, il avait toujours été sujet au mal des transports. Alors, être ballotté dans ce fourgon mal suspendu, bruyant et conduit de manière brusque…

 

Évidemment, René en avait assez aussi de beaucoup d’autres choses : assez de se faire mitrailler par des photographes à son entrée dans le box des accusés ; assez d’être interrogé sans fin par le président du tribunal, homme assez obtus et malveillant, qui, dès le début, avait semblé persuadé de sa culpabilité ; assez d’entendre les déclarations contradictoires de supposés témoins, qui n’osaient pas le regarder en face ; assez d’assister à des batailles d’experts ; assez d’entendre l’avocat général le charger aussi lourdement et son avocat le défendre aussi maladroitement. Mais, vraiment, ce qui lui pesait le plus, c’étaient ces transferts au déroulement immuable entre sa cellule et le Palais de Justice.

Un jour, cependant, au cours de l’un d’eux quelque chose se produisit qui devait changer le cours de sa vie. Il avait demandé au gardien la permission de se lever du banc sur lequel il était assis, pour aspirer un peu d’air par une petite ouverture grillagée pratiquée sur le flanc du véhicule, et le gardien la lui avait accordée. Un bref instant, René vit la rue. Non Il vit une personne : une jeune femme derrière un étal de fleurs installé sur un trottoir. Il emporta avec lui cette vision fugitive et tout le reste de la journée, elle l’accompagna ; si bien que ce jour-là il répondit presque distraitement aux questions du président.

 

Le lendemain, lorsque le fourgon fut arrivé au même endroit, René demanda la même faveur au gardien et, de nouveau, celui-ci la lui accorda. La jeune femme était toujours là, qui assemblait un bouquet pour un client. Comme le véhicule avait été contraint à un arrêt, du fait de l’intensité de la circulation, René put la contempler un peu plus longuement que la veille : elle était jolie et souriait. Il sourit lui aussi. Le gardien s’en aperçut et lui dit « Dis-moi, Delatour ? Qu’est-ce que tu vois de si beau ? » René s’écarta pour lui permettre de regarder par l’ouverture grillagée. « Putain ! dit le gardien. Joli brin de fille ! »

 

Désormais, ce fut comme un rituel, plus agréable que celui auquel René devait se soumettre au départ de la prison : quand on arrivait à l’endroit où la jeune femme vendait ses fleurs, le gardien disait au prisonnier : « Delatour, à la tour ! » Et il riait de nouveau, bruyamment. Alors, René se levait et regardait par la lucarne. À présent, il ne vivait plus que pour cet instant. On devine combien il était déçu quand la jeune femme n’était pas derrière son étal.

 

Le procès prit fin et René fut acquitté. À présent, il vend des fleurs avec la jeune femme, devenue sa femme. Tous les jours ou presque, il voit passer un fourgon de police. Et derrière l’ouverture grillagée, il croit voir deux yeux qui le regardent.

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